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"Le taux de chômage n'est plus une donnée fiable"

Gestion de carrière -
7 mai 2012


"Le taux de chômage n'est plus une donnée fiable"
Créé en 1997 du côté de Genève, Le Trialogue fête cette année ses quinze ans d'existence. Sa fondatrice Doris Gorgé livre son témoignage sur la raison d'être de son initiative et les obstacles liés au chômage contre lesquels elle se bat.


JobticMag :
Quels services Le Trialogue propose-t-il et comment est-il organisé ?
Doris Gorgé : Le Trialogue n'est pas une association de défense des chômeurs mais un réseau de solidarité animé par des spécialistes bénévoles, en accompagnement social, en droit, en assurances sociales, en ressources humaines, en informatique, en fiscalité, etc.
Il assure une prise en charge globale dans l'urgence et dans un même lieu - ndr. En l'occurrence, une maison du quartier de la Servette mise à disposition par la Ville de Genève -.
Le fait d'être au chômage n'est souvent pas l'unique contrariété à laquelle nos interlocuteurs doivent faire face. Dans de nombreux cas, des problèmes de santé, d'ordre familial ou financier viennent s'ajouter à leur situation professionnelle difficile.
En quelques heures, nos spécialistes font le tour des préoccupations rencontrées par la personne qui vient nous voir, lui apportent une aide ou des conseils d'urgence et l'oriente dans un deuxième temps vers le membre ou le service de l'état qui peut l'accompagner en tant que pilote. 
Nous mettons l'accent sur la discrétion et la convivialité, en donnant par exemple régulièrement la possibilité aux visiteurs de partager un repas dans nos locaux.
Le Trialogue n'est pas une entreprise de réinsertion. Il apporte des outils - dont un guide gratuit et régulièrement mis à jour on-line (
www.guidechomage.ch) -, de l'aide et une grande disponibilité.
Notre réseau permet également, en tant qu'observatoire privilégié dans le domaine du chômage, d'apporter un avis éclairé mais aussi des réponses aux questions concrètes que se posent les décideurs lors d'auditions parlementaires.
JobticMag : Quelles sont les demandes que vous recevez le plus fréquemment ?
Doris Gorgé : Nous constatons que l'assurance-chômage est très peu connue de l'opinion publique. Le fonctionnement de cette prestation de l'Etat est très complexe. Elle prévoit par exemple un traitement particulier pour les personnes partiellement retraitées ou les indépendants. Nous recevons beaucoup de courrier de la part de Suisses établis à l'étranger et désirant revenir au pays. Il arrive que des députés viennent aussi nous voir pour se renseigner.
Nos deux permanences hebdomadaires - ndr. Une permanence chômage le lundi de 14h à 16h et une permanence chômage et informations juridiques mercredi de 9h à 12h - sont très fréquentées. Pour preuve, pas moins de 44 personnes sont venues nous voir mercredi dernier. Les profils des gens que nous rencontrons sont variés. Contre toute attente, il s'agit parfois d'individus connaissant une chute vertigineuse après avoir occupé un poste à haut revenu.
JobticMag : Dans votre rapport d'activité 2010, vous soutenez que le taux de chômage n'est plus une donnée fiable. Pour quelles raisons ? Cette affirmation est-elle encore d'actualité aujourd'hui ?
Doris Gorgé : Elle est plus que d'actualité ! Comme l'atteste Daniel Pennac : "Statistiquement tout s'explique, personnellement tout se complique." Dans le canton de Genève, l'augmentation du nombre de frontaliers et le dumping salarial expliquent en partie le décalage entre les résultats du chômage et son taux réel. D'autre part, il y a eu une baisse de la prise en charge des chômeurs, qui est passée de 5 ans à un an, voire un an et demi. Après ce laps de temps, les assurés rejoignent l'Hospice général ou sont lâchés dans la nature. Ils quittent donc les chiffres du chômage sans forcément retrouver de travail.
Le même cas de figure se produit suite au retrait ou à la baisse des rentes AI.
Les statistiques ne sont pas réelles. Les comparaisons entre cantons ne devraient pas se faire uniquement sur le taux de chômage. En comparant deux cantons-frontières, nous constatons que le taux de chômage du canton de Bâle est nettement inférieur à celui de Genève mais on y compte beaucoup plus de personnes bénéficiant de l'aide sociale! Pour être plus proche de la réalité, il faudrait se référer au taux de précarité, qui engloberait l'assurance-chômage, l'aide sociale et les prestations complémentaires.
JobticMag : Quel jugement portez-vous sur le fonctionnement de l'assurance-chômage genevoise ? Des améliorations pourraient-elles être apportées ?
Doris Gorgé : Des circulaires ou règlements  prévoient par exemple l'annulation des dossiers par lettre-décision sans possibilité de faire recours. Une telle disposition prive de nombreuses personnes de revenu minimum pendant une durée de trois mois et celles-ci se retrouvent à l'Hospice général. Or, il arrive que l'assuré ne remplisse pas ses devoirs pour une bonne raison. A titre d'exemple, un enterrement peut avoir été la cause d'une absence à un entretien de suivi.
Les modifications apportées à la loi cantonale confèrent un pouvoir discrétionnaire aux  personnes en charge de l'accompagnement ou de l'évaluation des chômeurs. N'ayant plus de droits, les assurés n'ont plus la possibilité de se faire entendre. Leur sort dépend par trop des relations interpersonnelles qui peuvent conduire à des dérives et des abus.
Nous sommes actuellement devant la justice pour défendre un cas symptomatique : un ouvrier victime d'un accident de chantier a été jugé inapte à l'emploi. Ayant trouvé de l'embauche, il n'a pas réagi, pensant avoir prouvé le contraire, et a été sommé de rembourser ses indemnités. Il se retrouve donc endetté pour travailler alors qu'il n'en a pas été déclaré capable !
Dans le canton de Genève, l'approche du chômage est très politisée du fait de la proche frontière, des nombreuses multinationales qui s'installent dans le canton, de la crise du logement, de la stigmatisation et de la suppression des fameux emplois temporaires genevois (ETC), source de tous les maux, du fait qu'ils prolongeaient la prise en charge des chômeurs ! On reporte la responsabilité du chômage sur le chômeur qui est vu comme un abuseur en puissance !
JobticMag : Engagez-vous régulièrement des chômeuses et chômeurs et quelles sont les activités professionnelles que vous leur proposez ?
Doris Gorgé : La maison que nous gérons offre deux postes de secrétaire et un poste de juriste à 50% financés par une subvention de la Ville de Genève. Nous comptons également des bénévoles à la retraite, des chômeurs au bénéfice de mesures de réinsertion AI, des personnes placées par l'Hospice général - Ils restent d'ailleurs souvent en tant que bénévoles une fois leur contre-prestation terminée -,et des stagiaires. Tous travaillent soit dans leur domaine (social, projets d'indépendance, appui informatique, cours de français etc.) ou aident les consultants à rédiger leur projet professionnel (CV-Offres d'emploi et recherche de postes). 
JobticMag : Avez-vous d'autres observations à faire ?
Doris Gorgé : En 15 ans, la prise en charge des chômeurs n'a cessé de se dégrader en même temps qu'augmentait la pauvreté. Il est fini le temps où chacun avait un petit pécule de réserve qui permettait de faire face à un coup du sort ! Le moindre retard dans le versement des prestations, la moindre pénalité fait basculer le chômeur dans la précarité.
Le traitement du chômage, les pressions, l'ingérence dans la sphère privée des chômeurs provisoirement fragilisés, l'annulation pure et simple des dossiers, les pénalités en surnombre, la désinformation et le manque d'empathie ont un impact très négatif sur l'état de santé de cette population. Les médecins avec lesquels nous travaillons nous le disent très clairement.
Les lois cantonales ne prévoient aucun contrepoids au pouvoir souvent exorbitant qu'elles accordent aux personnes et aux organismes mandatés par l'Etat chargés d'évaluer l'aptitude au travail, le potentiel d'insertion et les formations accessibles au chômeur.
On parle beaucoup de la violence mais rarement de la violence institutionnelle ! Cette dernière est réelle dans le monde du chômage et de la précarité. Elle se nourrit de la méfiance et de la crainte des abus.
Mon voeux le plus cher serait que nous nous efforcions tous de remettre l'humain au centre des préoccupations de nos institutions : tout un programme !
Propos recueillis par LP
A noter que Le Trialogue a un fonds de secours pour venir en aide aux personnes particulièrement qui le consulte. Pour plus de renseignements, rendez-vous sur le site www.letrialogue.com
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